Nous allons nous parler

La vie est bien facétieuse… 
Le Président de la République arrive demain en Nouvelle-Calédonie pour tenter, à son tour, de relancer les discussions sur l’avenir du pays.  
J’observe cela depuis le Festival d’Avignon, la grand messe du théâtre. 
Quelle ironie ! Moi qui m’interrogeais dans ma trilogie théâtrale politique sur l’immense comedia dell’arte à laquelle se réduisait – bien trop souvent – la politique en Nouvelle-Calédonie, je vais donc assister à un nouvel acte depuis Avignon.
J’espère – de tout coeur- que cet acte-là nous fera sortir de ce registre ; mais je suis bien sceptique…

J’ai beaucoup dit sur nos espoirs et nos déceptions. 
Alors que dire aujourd’hui ? Je ne vois qu’ajouter, tellement j’ai ce sentiment désespérant que nous faisons du sur place. 

Alors, j’ai repensé au théâtre.
Et au texte final de ma trilogie politique : la coutume de « Fin bien ensemble! » entre Kévin, le caldoche loyaliste et Marguerite son épouse bien aimée indépendantiste. 
Cette coutume théâtrale s’adresse à l’Etat, au Président bien sûr, mais aussi à nos élus, nos coutumiers et surtout à nous tous.

Je crois en la parole. Elle seule nous rassemblera. 
Que ces mots nous fassent réfléchir, et qu’ils en suscitent d’autres en retour. 

Olé!

Stéphane Piochaud et Laurence Bolé dans Fin bien ensemble !
Photo : Marc Le Chélard

Extrait de Fin bien ensemble!

Nous, ici, nous sommes la Calédonie.
Nous, ici, nous sommes la Kanaky.
Nous, ici, nous sommes la France.



Marguerite & Kévin, ensemble : Nous, ici, nous sommes la Calédonie.
Nous, ici, nous sommes la Kanaky.
Nous, ici, nous sommes la France.
Nous sommes tout ça.
Nous portons cette histoire-là.
Nous portons cette parole-là, celle qui entremêle des mots en français, en paicî, en drehu, en walli- sien, en arabe, en iaii, en arhö, en vietnamien, en bislama, en ajie et dans toutes les langues qui ont soutenu nos histoires et notre souffle jusqu’ici. Nous sommes ensemble ici. Et nous pouvons nous parler.

Nous allons nous parler. 

Ils avancent, tête baissée, pour faire la coutume. Kévin avance un peu plus. C’est lui qui va porter la parole.

Kévin : Je suis un enfant du pays.
(Montrant le public :) Mais, je suis aussi toi et toi. Je suis tous ceux qui ne sont pas Kanak.

Aujourd’hui, je me fais tout petit devant vous tous, parce que je porte une parole qui est plus grande que moi.
Les mots qui sortent de ma bouche, dans ce souffle, ils vont aller dans vos oreilles, et toucher votre cœur.

Ces mots-là, cette parole-là, portent l’espoir d’une réconciliation sincère.

Mais voilà : nous sommes tous fatigués.
Nous avons entrepris ensemble un long voyage depuis ce 24 septembre 1853, quand la France a planté son drapeau, ici, à Balade.

Si ce drapeau n’avait pas été planté, aucun d’entre nous ne serait sans doute-là aujourd’hui. Même chez les Kanak ! Nos vieux se sont tellement métissés…

Il y aurait d’autres gens ici à notre place.
Plus noirs peut-être ? Plus blancs ? Plus asiatiques. On ne sait pas.

Ce que je sais, c’est la souffrance. Voir sa terre prise par un autre. Même si je ne suis pas Kanak, je le ressens parce que… c’est ma plus grande terreur : qu’un jour, on me dise que cette terre n’est plus la mienne.

Nous avons tous en partage cette douleur-là. L’arrachement…

Personne n’a choisi de naître ici.
Mais nous sommes là, ensemble, sur ce chemin tel- lement éprouvant, où l’on ne cesse de se blesser…

Comment faire pour continuer à avancer malgré nos plaies ?

La réponse elle est là. (Il montre le cœur.) Quand les pieds saignent, on va chercher la force dans le cœur.

Alors, je vais parler.

Pardon.
Pardon de ce passé qui fait mal.
Je ne suis coupable de rien, il n’y a pas de fardeau Blanc, mais je VEUX demander pardon parce que je suis d’ici.
Je dépose ici mes peurs, mes griefs, et surtout mes silences.
Je ne peux plus me taire : si je ne dis rien, j’au- rais moi aussi emprisonné la parole dans le passé.

Alors…
Pardon, pour nous tous ici.
Pardon de ne pas avoir réussi à faire comprendre à l’État français qu’il fallait demander pardon. Pardon de ne pas avoir réussi à faire comprendre que le pardon chez nous n’était pas une faiblesse, mais une force.
Pardon de ne pas être à la hauteur des anciens qui ont fait tant de sacrifices pour nous ouvrir le chemin du destin commun.
Pardon aussi d’avoir laissé les horloges de Paris nous dicter l’impatience.
Et je dis aussi pardon pour les gens, là-bas, loin à Matignon et à l’Élysée. Ils travaillent dur ! Mais ils n’écoutent pas beaucoup.
Pardon de ne pas avoir réussi à leur apprendre l’humilité.

Mais à eux aussi, je demande pardon.
Parce que notre parole à nous, Calédoniens, est maladroite, embrouillée, parfois indigne.
Alors, les gens de Paris perdent patience.
Là-bas, ils réfléchissent avec leurs montres et leurs agendas. C’est normal. Il y a le temps des élec- tions. Nous on a la vie à construire.

C’est plus long.

Alors pardon au pays.
Pardon pour le mal que l’on se fait aujourd’hui et pour le mal passé.
Pardon de perdre patience et de tomber dans des outrances…

Mais n’oublions jamais que notre mal commun est notre plus beau lien : l’amour de notre pays.

Olé.

Marguerite, parlant au nom des Kanak : Olé. Tu as posé une parole sage.
Elle touche notre cœur.
Les esprits sont avec toi.

Tu es un enfant du pays.

Tu as raison notre chemin est difficile.
Quand on part chercher l’eau dans la forêt, on peut s’égarer, on peut trébucher, on peut aussi s’épuiser.
Il faut parcourir le chemin pas à pas, en prenant le temps.
Il faut accepter que l’on ne puisse pas savoir ce qu’il y a derrière chaque colline, chaque banian, chaque grotte… Il faut avancer prudemment, mais avec espoir et optimisme dans son cœur pour soi et ses compagnons de route.
Il ne faut pas céder à ses peurs au risque de rester figer et que les esprits de la forêt nous emportent ! Il faut avancer pas à pas, reprendre son souffle,observer la forêt, boire l’eau des cocos et repartir. À la fin du sentier, on finit par arriver sur cette belle plage de sable blanc où l’on peut se reposer ensemble. Parce que le chemin nous a construit.

Alors aujourd’hui, toi et nous, on va attendre sur le bord du chemin pour reprendre de forces.
Notre épuisement d’aujourd’hui va nous rendre plus forts.

Je te dis merci pour tes mots.

J’espère qu’ils vont résonner jusqu’à Paris, là-bas, là où en 1853, les vieux chefs ont décidé de planter un drapeau bleu blanc rouge. Qui veut dire liberté égalité fraternité.

Pour être frère, il faut se réconcilier.
Avec l’Accord de Nouméa, on a fait une réconci- liation de Blanc.
Avec une coutume, on ferait une réconciliation de chez nous. Et toi tu es un fils du pays, tu sais c’est ça.

Alors viens, on va attendre. Ensemble. Un jour, ils comprendront.