Voter entre OUI et NON

A quatre jours du référendum, j’ai écrit ce texte pour expliquer mon vote. Dimanche, je voterai pour rester dans la France. C’est un choix non dogmatique, éclairé par mes recherches journalistiques. nous ne sommes pas prêts pour l’indépendance en 2020. Mais, mon NON à l’indépendance n’est pas un vote POUR le projet des Loyalistes. 

Ce soir, Albert Camus m’a fait signe. 

Je découvrais son premier recueil de nouvelles, L’envers et l’endroit.  Fin d’une première histoire. Je tourne la page pour découvrir un nouveau texte. Son titre ?  

« Entre oui et non ».  

Sourire…

Mon ami de Gossanah, Macky Wea, me dirait sûrement qu’il n’y a pas de hasard. Les esprits veillent toujours… On en parlait encore la semaine dernière ensemble…  

Oui, à quelques jours de ce vote, je suis « entre oui et non ». Et je repense à Camus.  En ce moment, je songe souvent à lui, à son combat d’antan pour une troisième voie en Algérie… et à son désespoir de ne pas avoir été entendu. 

Me méfiant toujours de mes souvenirs, j’ai entrepris de relire cet intellectuel de la nuance qui, à un moment décisif de son histoire, si intimement liée à celle de son pays et au sort de ses compatriotes, est sorti de sa posture d’observateur pour s’engager en faveur d’une troisième voie.  

Et chacune de ses lignes emporte mon être : j’éprouve si intensément sa détresse et ses espoirs. Je me fonds dans ses mots qui dépassent le cadre de l’Algérie. Ils évoquent ce défi pour les Hommes de trouver un chemin au-delà des luttes partisanes et des idéologies, un chemin de concorde et de justice sociale, un chemin où le jugement lucide des individus de bonne volonté dessinerait, tout simplement, une solution pour le bien de tous. 

Soixante ans plus tard, je suis là, à Nouméa, et j’imagine Camus, l’homme révolté. Ressentait-il dans ses entrailles cette même force brûlante de l’indignation, ce bouillonnement qui me submerge face à la mauvaise foi ou à l’aveuglement partisan des deux bords ? Ses yeux, transparence de l’âme, étaient-ils eux aussi incapables de cacher leur inquiétude pour leur pays tant chéri ; viraient-ils comme les miens en une fraction de seconde à ce rouge brillant de larmes naissantes que l’on échoue à contenir ? Peut-être éprouvait-il ce même resserrement de la gorge, qui se noue toujours plus tant qu’elle n’expulse pas les mots qu’elle sait devoir dire…

Oui, notre âme nous le dit de l’intérieur : il y a une nécessité à s’exprimer. 

Je ne fais nulle comparaison entre la guerre d’Algérie et notre histoire. 
J’évoque simplement ce moment crucial où l’on doit décider de parler ou de se taire. Aujourd’hui, il existe bien, face à l’embranchement qui est le nôtre, une voie sans retour. Une voie irréversible. Et face à cette perspective, je dois parler. 

Je n’aurais jamais cru devoir faire ça. Dire publiquement le vote qui sera le mien ce dimanche. 

Nous sommes nombreux, peu importe nos origines, électeurs de l’ouverture, de la générosité, sans idéologie, perdus dans ce débat où les valeurs, les concepts, les chiffres sont utilisés telles des balles par nos élus, jongleurs éhontés.

Mais quand le numéro est fini, que reste-t-il ?  Des spectateurs qui ont vu un spectacle.  Un sentiment flou imprimé sur la rétine.  Une manipulation. Consciente ou inconsciente. Et le sentiment que les chiffres et l’argent, de toute façon, n’ont pas grande importance au final… Et pourtant… Si la dignité ne s’achète pas, la santé, l’éducation, la justice sociale se paient.

Dans cette cacophonie de la campagne, mes réflexions, mes informations, mes chiffres vérifiés seront peut-être utiles à certains d’entre vous. 

Bien que faillible, je crois être reconnue en tant que journaliste, pour mon éthique, ma rigueur intellectuelle, mon impartialité, et la pertinence de mes questionnements. Diplômée de Sciences Po, je n’ai pas toutes les réponses, mais je sais poser les bonnes questions. 

Ces interrogations sont aussi celles d’une citoyenne éprise de valeurs universelles et qui rêve d’un pays plus juste pour l’ensemble de ses habitants. 

Je suis déchirée car ce faisant, moi qui ai cultivé toutes ces années une neutralité politique dans mon travail, je sais que certains pourront désormais décrédibiliser mon travail et tenter de lui donner une coloration militante. 

Pourtant, ce vote ne changera rien à mon indépendance d’esprit ni à mon intégrité. 

A me dévoiler, autant le faire totalement. 

Je ne suis pas une idéologue. Je suis une idéaliste pragmatique. Mon pragmatisme est celui du temps présent. Mon idéalisme me projette dans le futur. Que voter aujourd’hui pour atteindre demain les idéaux auxquels je crois ? 

En 20 ans, j’ai voté pour des partis non-indépendantistes (tous progressistes), pour le FLNKS, et pour de nombreuses listes apolitiques, et toujours dans un esprit de synthèse entre pragmatisme et valeurs démocratiques. Le plus souvent, j’ai voté par dépit, sans grande conviction, dans notre pays. 

Sauf pour l’accord de Nouméa. Mon premier vote. Le plus beau. 

Fondamentalement, le vote de dimanche, n’est pas, pour moi, un vote militant.  Je ne donne pas ma voix à un parti. Je la donne au dialogue.  Ce dimanche, je voterai pour rester dans la France, mais ce sera un vote d’espoir. Celui d’une troisième voie… Ce sera un bulletin d’ouverture, car, un jour, peut-être, je voterai pour l’indépendance. Mais encore faudra-t-il être prêt sur l’essentiel. Aujourd’hui, nous ne le sommes pas. 

L’essentiel selon moi ? Garantir les libertés fondamentales pour tous et assurer aux plus modestes qu’ils ne seront pas lésés. Or, mes enquêtes journalistiques m’ont convaincue que voter ce dimanche pour l’indépendance reviendrait à creuser les inégalités dans notre pays et à fragiliser les plus nécessiteux.

Certains répliqueront, à raison, que même avec la France les inégalités sont toujours criantes. C’est vrai. Nombre de réformes de fond de notre pays ont été bloquées par la droite locale. 

Alors, pour beaucoup d’entre vous, voter contre l’indépendance revient à maintenir au pouvoir un système « oligarchique » qui jamais ne réformera en profondeur le système fiscal, l’économie de comptoir, la question des inégalités, de ce système injuste où cohabitent par ailleurs travailleurs indexés et non indexés.

Voter pour l’indépendance, c’est porter l’espoir de réformes profondes. Mais attention aux mirages…

Moi aussi, je suis indignée par ces inégalités. Je les ai dénoncées dans mes spectacles et dans mes reportages. Inlassablement. J’ai critiqué les élus loyalistes de tous les partis… et les élus indépendantistes aussi. Je suis fatiguée de ce temps perdu pour le bien du pays. Ma frustration, comme la vôtre, est immense. 

Mais ne nous trompons pas de question.

Est-ce que l’indépendance va permettre en 2020 de lutter contre les inégalités qui frappent les plus modestes ? Honnêtement, non. La situation des plus fragiles ne pourra pas s’améliorer puisque nous n’aurons pas les moyens de maintenir la même qualité de services publics. 

J’aimerais que ce soit le cas. Je serais moins inquiète. Sincèrement. Mais nous n’y arriverons pas. 

Sans être dans un scénario catastrophe caricatural tel que certains loyalistes peuvent le dessiner, il est tout aussi irresponsable d’affirmer que nous pourrons les maintenir, notamment grâce aux recettes fiscales propres de la Nouvelle-Calédonie.

Pour maintenir nos services publics, il faut 500 milliards par an. Aujourd’hui, cette somme est financée par l’État pour 150 milliards et par nos recettes fiscales propres pour 350 milliards. 

Problème : ces 350 milliards (constitués de nos taxes et impôts) reposent totalement sur notre système économique actuel qui s’appuie sur la France (salaires des fonctionnaires indexés, commande publique, soutien au secteur du nickel de 142 milliards ces 10 dernières années etc.). Bref, si nous ne sommes plus français, les 350 milliards vont forcément fondre car la France ne sera plus là pour « sécuriser » l’ensemble de ce système, que nous avons été incapable de réformer…. En clair : nous continuerons évidemment à générer des impôts en cas d’indépendance. Mais sûrement pas autant… 

Un autre argument a fleuri ces derniers jours: celui de la « fuite des capitaux ». Là encore, je vois des posts qui travestissent les chiffres… 

La « fuite » est estimée à près de 35 milliards par an (pas à 110 milliards comme le laisse sous-entendre un post de l’UC). Il s’agit de placements en assurance-vie des travailleurs calédoniens et d’investissements à l’étranger (achat de maisons en France ou en Australie par exemple).  Sur les investissements immobiliers à l’étranger, il ne me semble pas illogique, notamment pour des métropolitains, d’acheter un bien en France (études des enfants, retraite etc.).

Par ailleurs, je rappelle que la France défiscalise chez nous des programmes, notamment de construction, à hauteur de 24 milliards par an (cela signifie qu’elle renonce à 24 milliards d’impôts de contribuables métropolitains pour soutenir notre économie). Même si j’aimerais que l’État choisisse mieux les projets qu’il défiscalise, il n’en demeure pas moins que l’apport économique est là, pour notre pays.   Concernant les placements en assurance-vie, ils ne sont pas l’apanage des ultra-riches. Une grande partie des Calédoniens sont des patentés qui n’ont pas de système de retraite car nos élus n’en ont pas créé pour eux. J’en fais partie. Quelles sont nos solutions pour nos vieux jours ? Économiser de l’argent pour notre retraite en plaçant cet argent auprès de compagnie d’assurances. Ce n’est pas de l’argent sale qui part dans les paradis fiscaux… Arrêtons de caricaturer… 

Enfin, le fond du discours porté ces derniers jours sur cette fuite des capitaux m’interpelle.  Il me semble malhonnête : il sous-entend que, en cas d’indépendance, comme par magie, les frontières bancaires vont devenir étanches pour que l’argent ne sorte plus. Or, si nous quittons la France, j’espère que nous pourrons continuer à utiliser notre argent comme nous le souhaitons, comme dans n’importe quel État libre ?  Sinon, cela signifierait que les indépendantistes souhaitent aller vers une économie contrôlée et totalement administrée où nous ne pourrions pas disposer du fruit de notre travail ? Je ne le pense pas. Pour le coup, les départs seraient alors très nombreux… Et donc les rentrées fiscales bien moins importantes.

Bref, ces 35 milliards qui quittent légalement le territoire (sauf exception de fraudes) ne vont pas miraculeusement revenir parce que nous serons indépendants. En revanche, les 24 milliards de défiscalisation, eux, ne seront plus là, sans parler de la baisse mécanique, au moins après une courte transition, des 150 milliards de transferts de l’Etat.  Car si l’indépendance ne signifie pas un arrêt total et brusque des versements français, mécaniquement ces sommes vont drastiquement diminuer dans le cadre de l’aide au développement. Pourrons nous trouver de l’argent ailleurs, alors que d’autres voisins insulaires sont bien plus nécessiteux que nous aux yeux de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande ? Quels pays nous aideraient ? La Chine ? Mais contre quelles contreparties ? Moi qui ai sillonné le Pacifique en reportage, j’ai vu dans les îles reculées, l’influence et l’appétit chinois pour accéder aux zones de pêche… Imposer nos conditions à la Chine ? Cela paraît assez illusoire…

Pour rappel, le soutien financier total de la France aujourd’hui avoisine les 174 milliards (150 milliards de transfert + 24 milliards de défiscalisation). On peut y ajouter 14 milliards par an d’appui à la filière nickel (en lissant sur 10 ans les 142 milliards de soutien sous forme de prêts et de garantie).  

En résumé, si nous devenons indépendants, non, nous ne deviendrons pas le Vanuatu, ni Nauru. Nous avons des infrastructures et une économie bien plus solide. 
Mais, non, nous n’aurons plus les financements pour conserver ni nos systèmes actuels de santé et d’éducation, ni les autres services publics. 

À mon avis, quitter la France aujourd’hui serait donc irresponsable pour notre avenir et celui de nos enfants. Mais, rester dans la France sans réformer en profondeur notre système économique et fiscal est tout aussi irresponsable. Clairement, il faut une meilleure répartition des richesses, mais ce n’est pas en appauvrissant tout un pays que nous aiderons les plus modestes.

Il faut rester dans la France pour s’atteler à un nouvel accord, qui nous permettra vraiment de réformer notre pays… Et nos élus de tous bords, ainsi que chacun d’entre nous, devrons nous atteler à la tâche avec sérieux, pragmatisme et esprit de responsabilité. Pour qu’un jour, nous puissions vraiment décider en toute sérénité si nous voulons quitter l’espace national ou pas.  

À mes yeux, on peut tout à fait être indépendantiste, et estimer que nous ne sommes pas encore prêts.

Jean-Marie Tjibaou disait que « lattitude la plus sage nest ni le blocage systématique, ni lattentisme résigné, ni la fuite éternelle, mais la préparation sereine, intelligente et pacifique de laccueil de lindépendance. »  

Je sais que beaucoup de sympathisants indépendantistes ou progressistes comme moi sont déçus du manque de préparation des échéances. Je suis effarée par les approximations des responsables indépendantistes, tout comme je suis abasourdie par le comportement et les propos de certains responsables loyalistes. 

Ce dimanche, je voterai donc non à l’indépendance. 

Mais pour autant mon vote ne sera ni en faveur des Loyalistes ni de leur programme, comme pourrait le faire croire cette campagne tonitruante où les drapeaux tricolores semblent avoir été confisqués par l’alliance loyaliste. 

Voter NON à l’indépendance, ce n’est pas voter POUR les Loyalistes. Et Si le NON l’emporte avec 54% par exemple, cela ne voudra pas dire que 54% des Calédoniens soutiennent la droite locale. NON. 

La question de dimanche est bien celle de l’indépendance à la date du 4 octobre 2020. 
Nulle autre question n’est posée. 

Et parce qu’il y a plusieurs sens du NON et plusieurs sens du OUI, aucun parti ne pourra se prévaloir des résultats du référendum comme d’un plébiscite de son programme. Je le dis à vous, Calédoniens de la majorité silencieuse, et je le dis à l’État. 

Le projet d’hyperprovincialisation est pour moi la négation même de la plus belle des philosophies : la philosophie politique.  L’art du vivre-ensemble… 

Depuis deux ans, des discours extrêmes nous ont séparés. Le mépris a remplacé la parole. Ma voix ne porte pas ce projet-là. Ma voix appelle à un vivre-ensemble respectueux et avide de créolisation. 

Je suis si inquiète pour nous. 

Quand dans les rues de notre capitale, nos deux drapeaux s’affrontent symboliquement mais vigoureusement, dans des cortèges sans fin, au lieu de flotter sereinement, j’ai mal à ma Calédonie comme d’autres ont mal aux poumons

Sans doute suis-je trop universaliste et humaniste pour les raisonnements nationalistes. Je veux simplement le meilleur pour ceux qui comme moi appartiennent à ce pays. 

Aujourd’hui, en 2020, je sais, objectivement, que le meilleur choix pour nous est de rester dans la France. À condition que nos élus comprennent l’urgence de réformer notre pays. 

Certainement comme Camus, je suis pour longtemps encore « entre oui et non ». 

Peut-être pour ma vie entière.

Sources : Mes chiffres proviennent d’enquêtes ou d’interviews réalisées ces deux dernières années pour mes activités journalistiques, mes également de données universitaires. 

Quelle économie pour la Nouvelle-Calédonie après la période référendaire ?, sous la direction de Samuel Gorohouna, Actes du colloque des 15 et 16 septembre 2017 à l’Université de la Nouvelle-Calédonie, LARJE, Presse universitaire de Nouvelle-Calédonie, 2019. 

La Nouvelle-Calédonie face à la crise des finances publiques (actes du colloque éponyme), Manuel Tirard (dir.), Presses Universitaires de la Nouvelle-Calédonie (PUNC), 2019 

Les finances publiques en Nouvelle-Calédonie : situation et perspectives, Manuel Tirard, Université de Paris-Nanterre, membre associé au LARJE, université de la Nouvelle-Calédonie, 2019. 

Chiffres bruts : IEOM, Haut-Commissariat de la République, ISEE