L’an dernier, à quatre jours du référendum, je prenais la plume car je craignais de voir les bulletins indépendantistes devenir majoritaires et nous conduire vers une indépendance désastreuse.
Aujourd’hui, à la veille du prochain référendum, je regrette tant l’absence de ces mêmes bulletins indépendantistes.
Oui, dimanche, les voix de nos compatriotes indépendantistes nous manqueront.
Un vote, sans la majorité de nos compatriotes Kanak, est un scrutin vidé de sa substance.
Un vote qui cultive les passions tristes … Tristes tropiques… Tout cela semble bien absurde[1]…
Nous nous en relèverons évidemment.
Nous savons renouer les fils du dialogue. Nous le faisons depuis 40 ans. Mais, que de temps perdu ! Que de coup de canifs dans le contrat social qui nous lie !
Sommes-nous condamnés à manquer chaque rendez-vous décisif avec notre destin commun ? Après l’épisode du drapeau, après la dernière campagne référendaire si clivante de 2020, après les querelles incessantes au boulevard Vauban…
Pourquoi ?
Pourquoi gâchons-nous depuis dix ans les occasions de véritablement avancer vers une solution qui nous ressemble ?
Certains incrimineront nos élus, l’accord de Nouméa et ses trois référendums, l’histoire.
Mais le mal est plus profond.
Il est en nous.
Repli identitaire et héritage colonial
Je n’arrivais pas à théoriser notre incapacité à construire ensemble jusqu’à la lecture de « Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment » de la philosophe Cynthia Fleury.
En refermant son ouvrage, il m’est apparu essentiel que nous parvenions à sortir du repli identitaire et de la culture du ressentiment, si fort dans les sociétés qui vivent avec un lourd héritage colonial.
Je sentais bien confusément depuis des années qu’il nous fallait sortir du repli identitaire pour forger une véritable identité calédonienne, ce fameux « nous » que je chéris tant.
Mais, j’étais dans une impasse : comment le faire dans notre société calédonienne – qui malgré les métissages – demeure communautaire, véritable patchwork d’ethnies qui cultivent leurs spécificités, avec de surcroît un peuple kanak colonisé qui demande majoritairement, et en toute légitimité, son indépendance ?
L’ouvrage de Cynthia Fleury permet de sortir de cette impasse.
Guérir du ressentiment
Elle nous enseigne que le repli identitaire nourrit le ressentiment, qui lui-même abîme la démocratie et le contrat social. Sortir du prisme identitaire est donc une impérieuse nécessité.
Cela demande à la fois un effort personnel, intime de chacun d’entre nous, et un effort collectif : notre nouveau contrat social que nous imaginerons en 2022/ 2023 ne doit plus reproduire les conditions du ressentiment, qui se nourrit dans une large mesure de ce malaise identitaire.
Je mesure la difficulté de l’exercice pour notre société, et notamment pour les Kanak indépendantistes dont le combat est aussi sous-tendu par une question identitaire. Mais, l’exercice exige aussi une remise en question des Loyalistes dont la proposition principale de sortie de l’accord s’appuie sur une logique identitaire qui ne dit pas son nom avec le projet de renforcement des Provinces.
Sans cet effort, sans ce refus du repli identitaire, nous irons vers un contrat social bancal.
Je vais m’en expliquer.
Une assignation identitaire institutionnalisée par les Accords
Face aux stigmates de la colonisation (que personne ici ne conteste ou ne minimise), les Calédoniens ont pu nourrir légitimement du ressentiment.
L’histoire de notre Caillou, cette terre violente, a généré tant de souffrances que nous avons tous des raisons d’éprouver du ressentiment : les Kanak, en premier lieu, face à la colonisation ; les différents camps qui se sont affrontés durant les événements des années 80.
Enfin, dans notre période contemporaine, la mise en place du rééquilibrage, avec son lot de discriminations positives a pu générer des frustrations chez les non-kanak, tout comme les inégalités sociales qui touchent les océaniens en majorité créent de l’aigreur et donc du ressentiment.
Chez nous, de surcroît, identité et ressentiment s’entremêlent d’autant plus que les Accords de Matignon, puis de Nouméa nous ont figés dans des assignations identitaires.
Ces accords reposent (et c’était une nécessité) sur la reconnaissance des identités[2]. Or, ces identités viennent sous-tendre la construction institutionnelle de notre pays : nous avons créé les provinces pour redistribuer le pouvoir à la communauté kanak, jusqu’alors laissée pour compte.
Notre histoire contemporaine nous a donc clivés en deux blocs identitaires extrêmement solides.
Nous avons réussi à sortir des événements en nous appuyant sur ce clivage : nous avons fait en sorte de contenter les deux camps avec leur identité si forte, en créant une solution institutionnelle qui les reconnaissent et les adoubent.
Les Accords ont été notre solution. Ils sont devenus notre prison.
Parce qu’ils nous enferment dans nos identités devenues victimaires.
Or, comme le montre si bien Cynthia Fleury, le ressentiment nourrit un délire de ressassement (par exemple chez les conspirationnistes ou les néopopulistes, mais aussi dans certains mouvements décolonialistes) et fragilise la démocratie. Le fait d’être une victime, par sa naissance, ses origines, ou encore son histoire personnelle tend à supplanter toutes les autres formes d’identité possibles chez l’individu et fragilise le contrat social.
Le ressentiment refus la complexité
Le ressentiment est binaire. Il refuse la complexité : il dévalue, dénigre la démocratie et fantasme la radicalisation. On se replie dès lors dans un camp contre les autres. Appréhender la complexité devient impossible. Or, la démocratie exige de la nuance.
Pour autant, ne pas se laisser aller au ressentiment n’empêche pas d’être reconnu comme victime !
On peut être militant indépendantiste Kanak, être reconnu comme victime et ne pas s’enfermer dans le ressentiment. On peut être un loyaliste européen, ne pas avoir le droit de vote et ne pas non plus ressasser son aigreur.
Tel Frantz Fanon, qui refusait le repli identitaire tout en dénonçant la colonisation. Le philosophe antillais défendait une visée universaliste. « Dussé-je encourir le ressentiment de mes frères de couleur, je dirai que le Noir n’est pas un homme » écrit Fanon.
Non le Noir n’est pas un homme ; le Blanc non plus ! L’Homme est un Homme. Point. Pour lui, toute personne est un être humain. En aucun cas, on ne doit se réduire à notre couleur, à notre identité culturelle, politique etc.
Cynthia Fleury le rappelle « Fanon ne flatte pas l’individu dans complexe identitaire. Il l’invite au contraire à sublimer d’emblée cette origine. »
Fanon a cette formule d’une justesse implacable « Le Blanc est enfermé dans sa blancheur. Le Noir dans sa noirceur. »
Il est possible de décoloniser les mentalités, de lutter contre les discriminations, sans condamner les générations actuelles au vain et délétère affrontement entre victimes et « privilégiés ».
Vers un pacte social universaliste
Pour cela il faudra que le nouveau pacte social, le nouvel accord que nous conclurons, sorte de cette assignation identitaire. Ainsi, renforcer les Provinces serait un non-sens politique, philosophique mais aussi psychologique. Cela viendrait de nouveau flatter les passions tristes de chacun d’entre nous (songeons à la montée de la délinquance d’une jeunesse en proie à la frustration et au ressentiment).
Il faut cesser de nous figer dans des assignations identitaires pour cultiver l’universel. Tout le défi consiste à imaginer un projet universaliste qui laisse s’exprimer nos différences, mais sans nous enfermer dans des identités victimaires.
Il nous faut résister à cette tentation ressentimiste, si ancrée dans la nature humaine, et tellement facile à mettre en œuvre pour nos élus, tant elle vient conforter des acquis électoraux.
Nous ne pourrons construire réellement notre pays qu’en sortant de notre blancheur, de notre noirceur, de nos replis identitaires.
Nous construirons notre pays en étant des hommes. Tout simplement. Des Do Kamo. Des Hommes debout, les uns au côté des autres, de toutes les couleurs, de tous les partis.
[1] Je ne vais pas entrer dans des considérations partisanes. Personne n’est dupe de la volonté de chaque parti (indépendantistes, loyalistes, ou de l’Etat) de défendre une date qui, à un instant X, convenait le mieux à son agenda et à ses objectifs (accession à l’indépendance, maintien dans la France ou bon déroulement des élections présidentielles…). On pourrait gloser à l’infini sur la pertinence de certains arguments, ou, sur la mauvaise foi des uns et des autres. Je regrette simplement la situation qui altère les conditions du dialogue. J’aurais tant aimé une plus grande hauteur de vue de nos élus depuis des années…
[2] Nous souffrons d’une hypertrophie de la question identitaire qui est d’autant plus délétère que nous avons accepté d’être réduit à des identités largement stéréotypées, typique du complexe des colonisés… L’épisodes des clips de campagne des Voix du Non le prouve. Beaucoup n’y ont pas perçu ces clips comme insultant même si tous les Calédoniens y étaient des benêts. Le chemin est encore long pour que nous décolonisions nos propres esprits et refusions les assignations.