Le Monde « La posture anticoloniale venue de la métropole nous indigne car elle nous déresponsabilise »

Tribune collective parue dans Le Monde le 16 septembre 2020. Retranscription de la publication du Monde.

Le Monde

Les « stéréotypes » simplificateurs ne rendent pas compte de la réalité d’un peuple métissé qui cherche à se forger un destin commun, affirment quatre intellectuels calédoniens.

« La parole est le fruit du silence. » Ces mots de Déwé Gorodé trouvent une résonance particulière en nous. Comme notre illustre compatriote, poétesse kanak, figure indépendantiste de notre pays, la Nouvelle-Calédonie, nous savons que prendre la parole, chez nous, n’est jamais anodin. Dans la culture kanak, la parole est une manifestation de « l’être », donc de la vie. Le chef initie et reçoit les paroles qui voyagent à travers le pays. Cette valorisation du verbe s’est largement transmise aux autres communautés. Les Calédoniens ne s’expriment qu’en légitimité, après avoir énoncé qui ils sont et d’où ils viennent.

Nous sommes des intellectuels calédoniens – kanak et européens. Nous étions enfants pendant les « événements » [1984-1988], chacun retranché dans son « camp ». Trente-cinq ans plus tard, nous nous apprêtons à voter au référendum. Dans des sens différents. Jolie revanche sur notre histoire : quand nos anciens ont pu prendre les armes les uns contre les autres, aujourd’hui nous prenons la plume ensemble et sortons du silence pour dire notre exaspération face à une pensée simplificatrice venue de métropole. Comme celle d’Edwy Plenel.

Dans la postface de l’ouvrage Une décolonisation au présent, de Joseph Confavreux et Mediapart (La Découverte), paru en août, il écrit : « Un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre (…) Soit [la France] persiste dans des logiques d’appropriation, de puissance et de domination (…). Soit elle saisit cette occasion pour se libérer elle-même de la question coloniale, en accompagnant l’indépendance en relation voulue par les indépendantistes de Kanaky. »

Le courage de la nuance

Comme tant d’autres, il continue d’observer notre archipel avec une grille de lecture datant des années 1980. Quarante ans ont passé ! Nous devons sortir de l’imposture intellectuelle réduisant l’analyse de la situation calédonienne à l’existence d’un système colonial institutionnalisé, où le peuple kanak serait aujourd’hui encore opprimé. Dire cela n’est pas s’opposer à la perspective d’une indépendance, c’est simplement affirmer que la réflexion doit être guidée par une éthique de vérité. Il faut avoir le courage de la nuance, et refuser les stéréotypes réconfortants, pour embrasser cette réalité calédonienne tellement complexe.

Oui, notre pays s’est bâti sur des ségrégations créées par l’histoire coloniale. Et comme il est toujours, pour l’observateur, plus simple de voir les différences que de comprendre la structuration de ce qui est homogène, on nous assomme depuis un demi-siècle avec les mêmes clichés opposant Noirs et Blancs, colonisés et colons, riches et pauvres, sans donner de place, jamais, aux familles métisses, si nombreuses, et qui portent en elle la mémoire de toutes nos communautés. Qu’on le veuille ou non, notre créolisation se tisse en silence, depuis bientôt deux siècles. Comme l’écrivait Edouard Glissant : « Nous “savons” que l’Autre est en nous, qui non seulement retentit sur notre devenir mais aussi sur le gros de nos conceptions et sur le mouvement de notre sensibilité. »

Au moment où nous cherchons une solution inédite de vivre-ensemble, les analyses simplificatrices nous indignent parce qu’elles nous déresponsabilisent. Nourrir un discours de victimisation des Calédoniens d’origine kanak, qui, en 2020, seraient les délaissés de l’Etat colonial, est non seulement une contre-vérité absolue (des programmes de discrimination positive existent, des investissements colossaux ont été réalisés pour l’éducation des jeunes Kanak, pour le développement des provinces administrées par des élus indépendantistes) mais entretient l’idée que tout mérite réparation, que tout est un dû.

Par porosité, ce discours a infusé dans toute la Calédonie. Au quotidien, nous assumons les conséquences délétères de ces discours répandus dans toutes les communautés : demandes farfelues d’embauche, acceptation et défiscalisation de projets sans cohérence économique. Voilà comment une posture anticoloniale à la Plenel, nourrie d’une mauvaise conscience aussi compréhensible qu’inutile, entretient par sa prétendue bienveillance un paternalisme tout à fait colonial.

Créolisation

Notre identité qui se créolise efface-t-elle les douleurs du passé (spoliations foncières, insurrections kanak réprimées dans le sang, atrocités du bagne…) ? Non, bien entendu. Gomme-t-elle les effets structurels de la colonisation ? Non, car malgré les progrès des trente dernières années, l’accès des Kanak aux diplômes et aux postes à responsabilité est toujours en deçà de celui des autres Calédoniens.

Las, les compétences pour réformer cette situation sont aux mains des élus calédoniens loyalistes et indépendantistes, depuis l’accord de Nouméa [signé en 1998]. Ce sont nos élus qui n’ont pas su assez réformer le pays. La « France » d’aujourd’hui n’y est pour rien. Notre incurie est calédonienne. Notre solution sera aussi calédonienne, que l’on reste dans l’espace national ou que l’on quitte la France.

Pour autant, devons-nous nous flageller ? Quel pays peut s’enorgueillir d’être passé si vite d’un état de guerre civile à cette créolité en consolidation ? Imaginez : à 8 ans, pendant les « événements », nous pensions respectivement :« ces Blancs veulent nous tuer ! » ou « ces Kanak veulent nous mettre dans un bateau ! ». En 2018, lors du référendum, un quart des votants se déclarait indécis, d’après une étude du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Quelle victoire intellectuelle ! Qui aurait été indécis au moment des « événements » ? Personne. Nous étions bloc contre bloc.

Nous sommes de plus en plus nombreux à ne plus systématiquement nous inscrire dans des fidélités historiques, familiales ou ethniques. Chaque jour, nous travaillons concrètement pour le vivre-ensemble et le destin commun. Nous ne sommes pas là pour panser les maux de la mauvaise conscience française, mais bien pour sortir d’une pensée idéologisée et aller vers une pensée qui objective. Nous, Calédoniens, qui démontrons au quotidien notre capacité à penser contre nous-mêmes, n’avons de leçon à recevoir de personne.

Jenny Briffa, journaliste et autrice ; Louis Lagarde, maître de conférences en archéologie de l’Océanie à l’université de la Nouvelle-Calédonie ; Emmanuel Tjibaou, directeur de l’Agence de développement de la culture kanak (ADCK)-Centre culturel Tjibaou ; Jean-Marie Wadrawane, conservateur à l’Institut d’archéologie de la Nouvelle-Calédonie et du Pacifique.

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Lien vers la réponse de M.Edwy Plenel dans Le Monde

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