Suite aux émeutes de mai 2024 qui ont si violemment frappé la Nouvelle-Calédonie, j’ai tenté de comprendre comment nous en étions arrivés là…
Ce texte est ma contribution à l’ouvrage collectif « Dépasser la crise insurrectionnelle de 2024 en Nouvelle-Calédonie », publié en février 2025.
Cet ouvrage collectif, dirigé par Frédéric Angleviel, rédigé par 30 co-auteurs apporte des éclairages différents, souvent antagonistes. Toutes ces paroles ont un point commun, elles veulent trouver des solutions à la crise insurrectionnelle. Chaque contributeur a répondu à la même série de questions. Nous avons écrit nos textes en septembre 2024.
1. Pouvez-vous vous présenter ?
Le vivre-ensemble inscrit dans mes gènes
Je suis née à Nouméa en 1981. J’ai grandi à Magenta. Dans notre petite rue, nous passions le plus clair de notre temps, avec ma grande sœur, avec nos voisins : des petits Kanak de Poya. On jouait ensemble pieds nus sous le flamboyant, on partageait le thé avec le meadow lea pour le goûter…
Mes parents sont arrivés en Nouvelle-Calédonie pendant le boom du nickel. Il me semble que le territoire représentait pour eux une terre d’aventure et de joie. Cette terre portait en germe l’espoir d’une vie meilleure pour ce jeune couple d’une vingtaine d’année aux origines modestes. Mon père était alors maçon et ma maman aide de laboratoire. Ils sont tous les deux des Français d’origine immigrée italienne et maltaise, avec dans notre arbre généalogique des noms de toutes origines (italienne, maltaise, espagnole, grecque etc.). Il m’a toujours semblé que nos multiples origines nous avaient préparé inconsciemment à aborder les différences harmonieusement. Un peu comme si le “vivre-ensemble” avait finit par s’inscrire dans nos gènes au fur et à mesure des exils de mes ancêtres… La langue maternelle de mon père, par exemple, n’est pas le français, mais le maltais. Ainsi, il m’a toujours semblé parfaitement normal que les Calédoniens de toutes origines parlent leur langue maternelle entre eux.
À la fin de mes études de journaliste en Métropole et après avoir travaillé cinq ans à Paris à France 2, je suis rentrée au pays comme journaliste réalisatrice.
J’ai tourné beaucoup de documentaires sur des sujets sociaux et les maux qui rongent la société calédonienne : la délinquance des mineurs, les violences conjugales, l’alcool, le cannabis. J’ai souvent tourné au tribunal et en prison au Camps Est. À travers ces films, j’espérais montrer une réalité qui était souvent tue ou minorée, tant le traumatisme des événements de 84, empêchait le moindre examen objectif de la situation sociale calédonienne. En effet, au pays du non-dit, on a pu me reprocher de montrer les difficultés – voire la misère – existantes dans les milieux kanak et océaniens. Pour mes détracteurs, il y avait dans mes films soit une part de militantisme indépendantiste légitimant les discours sur les inégalités ; ou, au contraire un acharnement raciste de ma part à montrer des océaniens en situation d’échec. J’ai simplement essayé de montrer la réalité de notre société sans aucun militantisme politique. J’espérais simplement participer à une prise de conscience : sans décision politique forte pour réduire les inégalités et les problèmes sociaux notre pays allait au-devant d’une explosion. La société calédonienne avait certainement tellement peur d’être de nouveau fractionnée par des événements violents qu’elle a préféré faire l’autruche avec des représentations parfois simplistes dans l’espace public d’une Nouvelle-Calédonie sans problèmes sociaux graves. On a confondu l’indolence et le fatalisme souriant des Océaniens avec le bonheur.
Enfin, j’ai également beaucoup travaillé dans mes pièces de théâtre sur la question du vivre-ensemble et sur la politique calédonienne, en montrant avec humour ce qui nous rapprochait et aussi l’impasse politique qui était la nôtre. Le bipolarisme politique calédonien (France / Indépendance) dans une société clivée quasiment à poids égal dans ses aspirations, aurait dû nous conduire depuis longtemps à trouver une “troisième” voie. Il était insensé de penser pouvoir imposer à la moitié de la population une solution dont elle ne veut pas, que ce soit l’indépendance ou le maintien tel quel dans la France. Ainsi, mes pièces finissaient toutes sur des discours ouvrant à une troisième voie… Ce n’était pas de l’utopie mais bien de la realpolitik : la seule issue heureuse possible pour notre société est la troisième voie qu’on l’appelle autonomie, indépendance-association, fédéralisme ou autre.
2. La question de la légitimité : à l’origine de la névrose identitaire calédonienne “
La question de la légitimité en Nouvelle-Calédonie est à l’origine de la névrose identitaire calédonienne puisque, avec la revendication indépendantiste kanak, la conception de la légitimité dans notre pays s’est largement appuyée sur l’identité.
Je dois préciser que je suis à la fois une insulaire et une universaliste. Pour réfléchir à la situation calédonienne, et a fortiori à la question de la légitimité, j’essaie sans cesse de composer entre deux lignes de force qui guident ma pensée : l’universalisme et la pensée insulaire. En tant qu’insulaire, il y a une légitimité qui s’impose à moi : celle du peuple premier, les Kanak. De par mes origines paternelles, je suis également maltaise, djerbienne et sicilienne. Je m’inscris donc dans une lignée d’insulaires depuis la nuit des temps ! Je sais la force du nom de famille sur une île, qui représente la perpétuation d’une lignée d’êtres humains qui sont enracinés depuis toujours sur une terre bornée par la mer, et qui ont peur des “envahisseurs”. Cette logique-là est, je le confesse, viscérale, très inconsciente : elle s’impose à moi.
Mais je suis également universaliste, et je pense aussi, rationnellement, que l’histoire de l’humanité est celle de migrations, anciennes ou récentes. Les hommes qui vivent sur ces îles, y sont arrivés eux aussi un jour, et on n’empêchera jamais personne d’accoster sur les rives d’un pays. La Terre ne nous appartient pas. Nous appartenons à la Terre. Par conséquent, la seconde légitimité – qui est tout aussi primordiale que la première – est celle de personnes qui souhaitent vivre durablement en Nouvelle-Calédonie, qui considèrent cette Terre comme leur pays. Pour moi, être Calédonien ne doit pas se résumer à une légitimité acquise de génération en génération. Des personnes qui aiment notre pays et qui y vivent paisiblement en travaillant et en se projetant dans un avenir en Calédonie, en respectant ses habitants (je dirais même notre peuple commun), notre histoire, notre culture plurielle, sont tous légitimes.
La légitimité incontestable du peuple premier ne doit pas interdire les autres légitimités. Je le répète : l’histoire de l’humanité est celle de migrations, partout sur la planète. Par conséquent, je suis très préoccupée par les discours qui excluent toute autre légitimité que celle du peuple premier ou celle de ceux qui aurait un nombre suffisant de “génération” sur le Caillou. Ces discours sont minoritaires mais, quand une discussion se tend – et on le voit beaucoup sur les réseaux sociaux- c’est une forme d’argument d’autorité que l’on assène souvent. On ne pourra pas construire ensemble sereinement si l’on ne parvient pas à dépasser cette obsession identitaire. Celle-ci n’est pas l’apanage de notre pays : partout dans le monde, la question identitaire agite les sociétés et légitiment des outrances.
Je pense qu’il y a une exigence éthique à dépasser ou à sublimer la question de la légitimité sans quoi on risque d’exclure ceux qui ne détiennent pas cette légitimité première. Nos anciens, et notamment les indépendantistes Kanak, ont su à Nainville-Les -Roches faire ce chemin. J’ai le sentiment que certains leaders ont rebroussé chemin, malheureusement.
Mon rêve est celui d’une société ouverte où la légitimité du peuple premier soit évidemment incontestée, tout comme celle de tous les autres habitants. Si une légitimité écrase les autres, on tombe dans un nationalisme d’exclusion et dans l’extrémisme.
3. L’impasse intellectuelle et sociale
Cette crise est multifactorielle. J’identifierai dans un second temps les causes “factuelles”.
Mais fondamentalement, si on analyse la situation avec plus de recul, la cause principale de ces émeutes réside dans l’impasse intellectuelle dans laquelle nous nous trouvons depuis une dizaine d’années.
Nos élus n’ont pas su conceptualiser une sortie de l’accord de Nouméa qui nous rassemble : ils étaient intellectuellement figés dans leur conviction (pour ou contre l’indépendance) et leur dogme politique. Or, nous allions forcément dans un mur puisque les équilibres pour et contre l’indépendance demeuraient peu ou prou à 50/50 sur la période. Or, comment imposer à la moitié de la population une issue institutionnelle dont elle ne veut pas ? Certes, il était bien prévu en cas de refus réitéré trois fois que la situation soit de nouveau examinée et qu’un nouvel accord soit trouvé ; mais évidemment, en allant au bout des trois référendums, dans un contexte de radicalisation ; nous courrions à l’échec.
Nous avons manqué de grands leaders capables d’analyser finement la situation et de sentir que ces trois référendums pouvaient nous abîmer…
Ils auraient pu se retrouver plus tôt pour travailler un accord comme ils l’avaient fait pour l’accord de Nouméa. Mais cela nécessitait de penser contre soi et son camp.
Or, la radicalisation à laquelle nous avons assisté à conduit chacun à se retrancher dans son camps en élevant des murs de plus en plus infranchissables pour l’autre camp. La radicalisation a ainsi empêché l’émergence d’une solution intelligente. Chacun attendant le résultat des référendums pour savoir qui l’emportait numériquement et, donc, démocratiquement…
Or, ériger la loi de la majorité comme curseur unique de la démocratie est sans doute une erreur. En effet, quand les Grecs ont créé la démocratie, le régime qui donne le pouvoir au peuple, ils considéraient que les débats dans l’agora devait aboutir à un consensus. Il fallait trouver une issue ensemble qui convienne à tous. Pour le dire autrement, à l’origine, la démocratie n’est pas le régime où la majorité a raison contre les autres.
Finalement, cette conception consensuelle occidentale de la démocratie rejoint les palabres océaniens où une décision commune doit émerger. Tant mieux ! Revenons à la recherche du consensus qui correspond à notre double héritage océanien et occidental. Nous sommes dans l’erreur quand nous pensons que dans un pays clivé à 50/50, la majorité peut l’emporter durablement et sans heurt, quelle que soit la majorité.
L’impasse sociale
Mais revenons aux causes factuelles de ces émeutes.
Il y avait un terreau social propice à cette explosion de violence : un territoire avec des inégalités économiques insupportables – bien qu’en recul – qui coïncide avec un découpage ethnique (les Européens sont les plus riches, les Kanak les plus pauvres) ; un nombre effarant de jeunes Kanak et Océaniens en situation d’échec scolaire et désocialisés (à la fois de la société occidentale mais aussi du monde kanak avec une remise en question de toutes forme d’autorité coutumière, parentale, religieuse, scolaire etc…) ; un exode rural très important ces trente dernières années avec des habitants de brousse et des îles qui sont venus dans de mauvaises conditions vivre à Nouméa; une société malade et violente (avec la question des addictions, des violences conjugales, de la souffrance psychique).
Autant de maux qui sont souvent les stigmates d’une société coloniale et qu’il est bien difficile d’effacer malgré les efforts déployés depuis les accords de Matignon.
Il y avait donc ce terreau social favorable à un embrasement de la jeunesse en déshérence.
Mais, la mèche qui a allumé le feu sur ce terreau est politique.
Localement, la radicalisation d’une partie des forces politiques (UC chez les indépendantistes et Les Loyalistes chez les non-indépendantistes) et de leurs bases, depuis le troisième référendum, a favorisé cette explosion. Il y a eu une escalade dans la radicalisation, chaque camp trouvant bien légitime de s’opposer aux outrances de l’autre camp par d’autres outrances… Les parades revanchardes avec les drapeaux à l’approche du troisième référendum en ont été un parfait exemple. Parallèlement les partis plus modérés sont devenus inaudibles tant aborder la situation avec nuances et complexité semblait être un aveu de faiblesse envers le camp adverse. La nuance souffre de la complexité quand l’ outrance l’emporte par la simplification…
Au niveau national, de nombreuses erreurs ont été commises par l’État. Le maintien du troisième référendum à une date refusée par les indépendantistes – qui présageait donc d’un scrutin certes légal mais illégitime : quelle valeur donner à un scrutin d’autodétermination où le peuple premier ne vote pas ?, la nomination de Sonia Backes au gouvernement français dans la période de sortie des accords a fait perdre à l’État son crédit de partenaire neutre, et enfin, la loi sur le dégel du corps électoral que le gouvernement a absolument voulu faire passer avant l’été alors que le Sénat nous avait laissé une plus grande marge de manœuvre et qu’un futur accord aurait forcément tranché la question…
Même si on peut comprendre l’exaspération de l’État face à l’incapacité des élus calédoniens à avancer, et parfois à la mauvaise foi des élus calédoniens ou à une forme de manipulation, le coup de force ne pouvait pas fonctionner. Sur le dossier de l’autodétermination, on ne peut qu’avancer par le compromis entre les forces calédoniennes et avec un État scrupuleusement neutre.
Enfin, il semblerait qu’il y ait eu des ingérences étrangères. J’attends l’enquête judiciaire sur ce volet qui me dépasse.
Ainsi, la colère de cette jeunesse kanak, qui n’est pas forcément politisée, a trouvé à s’exprimer dans ce “combat” organisé par la CCAT. Mais les débordements qui ont suivi (incendies de cases, d’églises dans les tribus) tend bien à montrer que l’on n’est pas uniquement en face de jeunes militants de l’indépendance. Ce sont des jeunes désocialisés, en colère contre tout, nourris aux réseaux sociaux, et qui n’ont rien à perdre. Comme leur identité ethnique coïncide avec la revendication d’indépendance, ils s’y sont naturellement retrouvés. Mais je pense qu’il y aurait pu avoir un embrasement de cette jeunesse sur d’autres dossiers (la vie chère, le nickel etc…) de manière moins intense. Ici, clairement, la coordination par la CCAT explique l’ampleur de ces émeutes au départ.
5. Notre pays a été détruit par ses propres enfants
Nous avons assisté, impuissants, au saccage et à la destruction de notre pays par ses propres enfants. En femme de théâtre, j’y verrai presque un drame grec : l’histoire d’enfants qui s’attaquent au pays (et à la société) qui les a négligés.
C’est une réelle tragédie.
Derrière chaque destruction, il y a tant de vies insultées, abîmées ou brisées. Brûler un cabinet médical, c’est évidemment s’en prendre au médecin, mais aussi à ses employés et à ses patients. À toute la Calédonie. La douleur est immense face à l’ampleur des destructions dans le monde de l’entreprise mais aussi des services publics (écoles, cabinets médicaux etc.), des bâtiments du patrimoine (églises, cases, bâtiments historiques etc.). Le plus traumatisant demeure les pillages et les incendies de maisons individuelles qui ont fait craindre le basculement dans une guerre civile.
Il est frappant de constater à quel point ces jeunes émeutiers, bien souvent drapeau indépendantiste en main, ne se sont fixés aucune limite et ont détruit bien des outils d’émancipation du pays en cas d’indépendance (bibliothèque, école etc.).
L’ampleur de ces destructions est sans doute à la mesure de la dérive de ces jeunes gens…
La meilleure analyse vient sans doute du texte de Victor Hugo “A qui la faute ?”.
“Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?
– Oui.
J’ai mis le feu là.
– Mais c’est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.
Quoi ! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d’oeuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,
Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des Jobs, debout sur l’horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur ;
Il luit ; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d’esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître
À mesure qu’il plonge en ton coeur plus avant,
Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l’homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C’est à toi comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un noeud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !
– Je ne sais pas lire.”
Notre société a créé une armée d’enfants qui ne savent pas lire.
Je n’arrive pas à en vouloir à ces jeunes. Je suis meurtrie de ce qu’ils ont fait de notre pays et de toutes les douleurs infligées aux habitants de notre pays. Mais, pour moi, la vraie question est : comment notre société a-t-elle généré une telle armée de jeunes “qui ne savent pas lire” ?
La responsabilité en incombe d’abord à nos élus des deux camps qui n’ont pas su prendre la mesure de la dérive de la jeunesse et qui n’ont pas suffisamment mis de moyen pour les accompagner alors qu’ils en avaient toutes les compétences ! Déjà en 2017, on estimait que 600 jeunes de moins de 16 ans et 400 de 16 à 18 ans quittaient chaque année le système scolaire sans formation, sans qualification, sans diplôme et sans emploi ! Comment ne pas se marginaliser inexorablement ? Trop peu a été fait. Trop peu de moyens ont été engagés pour nos enfants. Et je dis “nos enfants” à dessein, car j’ai toujours considéré que nous formions un même peuple. Nos élus – des deux bords – ont priorisé d’autres secteurs. Ils ont mis de l’argent ailleurs. Il y avait tant à faire. Le pays manque de foyers, d’éducateurs, d’une structure de prise en charge psychiatrique pour les mineurs etc. Les élus n’ont pas été suffisamment à l’écoute des besoins de cette jeunesse.
Les élus ne sont pas les seuls responsables. Leurs familles sont bien souvent défaillantes, le système coutumier aussi. Mais on est face à de tels problèmes sociaux que seule la force publique pouvait soutenir ces familles.
J’ai réalisé lors du tournage de mon documentaire “Seconde Chance” sur les mineurs délinquants, l’ampleur du problème et la souffrance de ces jeunes gens. Je n’excuse pas les délits voire les crimes que ces jeunes commettent. Mais, en les suivant, j’ai réalisé qu’ils étaient encore des “gosses”, avec une piètre estime d’eux-mêmes alors qu’ils avaient souvent bien des aptitudes, avec des parents souvent totalement absents, qui vivent dans des conditions difficiles, des mamans parfois battues, des papas qui ont souvent “un problème avec l’alcool”… Bref : des situations insolubles…
Nous aurions dû faire plus contre l’alcoolisation et le lobby de l’alcool.
Nous aurions dû défiscaliser la construction de foyers et d’internat d’excellence plutôt que d’hôtels de luxe qui restent bien souvent vides. Nous aurions dû investir bien davantage pour nos jeunes.
Dans le foyer dans lequel nous étions en immersion pour ce documentaire, six jeunes étaient placés. Deux sont devenus papas alors qu’ils étaient encore au foyer et qu’ils avaient à peine 16/17 ans… Comment ont-ils élevé leurs bébés alors qu’eux-mêmes étaient à la dérive ?
Chaque année, ainsi, notre pays “engendre” la déshérence de centaines de jeunes gens et d’enfants. Que faisons-nous pour les garder près de nous, pour ne plus qu’ils dérivent loin de nous ? Là est notre devoir. Les ramener à la maison. Faisons maintenant ce que nous aurions dû faire plus tôt. Sans quoi, de nouvelles bibliothèques seront brûlées.
6. Nos racines mêlées
Les Calédoniens – de toutes origines – sont meurtris. Beaucoup ont perdu confiance en l’autre. La défiance s’est généralisée, d’autant que depuis le début des émeutes de nombreuses prises de paroles publiques ont abîmé le peu de confiance qui demeurait.
Comment ne pas éprouver de la défiance envers l’autre quand on entend nos élus affirmer que “le vivre-ensemble est un échec” (côté loyaliste), ou que l’on va déclarer unilatéralement l’indépendance (côté indépendantiste) ?
Il existe un pouvoir performatif de la parole : à force de dire des énoncés, ils finissent par produire des effets. Quand nos responsables tiennent des discours aussi tranchés, ils participent à la radicalisation de la population et à la fragilisation du lien social. Quelle irresponsabilité à l’heure où le calme doit revenir !
Pour autant, les liens entre les Calédoniens sont toujours là !
Les nombreuses initiatives de soutien qui ont fleuri suite aux émeutes, les réseaux d’entraides entre voisins, notamment dans les quartiers métissés du grand Nouméa, montrent que le vivre-ensemble n’est pas mort. Il est blessé, abimé… Mais nos racines sont mêlées depuis trop longtemps, par le métissage et par notre vécu, pour que celui-ci disparaisse du jour au lendemain… Il est, encore une fois, de la responsabilité des élus de tout faire pour entretenir nos liens, plutôt que de nous radicaliser en prenant le risque d’un pourrissement voire d’une dérive lente vers une guerre civile.
7. Dialoguons pour une troisième voie
Les accords de Matignon ont été notre solution, ils sont devenus notre prison en figeant tout notre système institutionnel autour de la bipolarité indépendantistes / loyalistes. Ce clivage est ainsi devenu un horizon indépassable ; or, la seule solution pour vivre durablement et paisiblement ensemble est bien de le dépasser.
En effet, les trois référendums nous ont montré qu’aucun camp n’a réussi à convaincre suffisamment de membres de l’autre camp de le rejoindre. Il faut donc collectivement trouver la troisième voie qui rassemble le plus de Calédoniens et qui concilie le désir d’indépendance de la moitié de la population et la volonté de maintenir des liens avec la France de l’autre moitié de la population.
En réalité, Il existe une multitude de chemins juridiques : une indépendance-association ; le fédéralisme avec un(e) président(e) et un pays fédéré qui s’appellerait Kanaky-Nouvelle-Calédonie à l’intérieur de l’État fédéral, ou un autre statut à inventer…
La question du statut n’est que la traduction juridique de ce que nous voulons politiquement. Mais pour que ce “nous” s’exprime, il faut que nos élus acceptent de se parler en étant ouvert au compromis et au pragmatisme. Aujourd’hui, pour reprendre Albert Camus, il faut substituer aux monologues de chaque camp, un vrai dialogue. Il faut que les élus fassent des propositions responsables.
Je ne comprends pas la pertinence des propositions de certains élus dans les deux camps. Ainsi, suggérer une départementalisation de la Nouvelle-Calédonie, l’autonomisation des provinces, ou annoncer une proclamation unilatérale d’indépendance me semblent inconséquent et outrancier. Toutes ces propositions ou annonces ne sont guère à la hauteur des enjeux et de la Politique, l’art de gouverner la cité et le bien commun. Les élus doivent nous élever et rendre possible le vivre ensemble. Il faut qu’ils croient en l’intelligence de leurs bases : les Calédoniens souhaitent avant tout pouvoir vivre de nouveau sereinement ensemble. Pour cela, ils seront capables d’accepter des compromis raisonnés.
Quels sont les derniers points à négocier ? Les dernières compétences régaliennes : police, justice, droit international, monnaie.
Et… l’argent. Car devenir indépendant – ou cheminer vers un autre statut- signifie aussi une renégociation des subsides de l’Etat. Ils doivent débattre de ces points-là.
En revanche, un point n’est pas négociable, même lorsque l’on est favorable, comme moi, au maintien dans la France. Si un statut hybride était trouvé, la question de l’indépendance devra toujours pouvoir être posée en vertu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, selon une fréquence à définir. C’est une exigence à la fois juridique de droit international, mais aussi éthique.
Enfin, au-delà de l’accord politique qui devra être trouvé pour un nouveau statut, il est impératif de réfléchir à la question fiscale et sociale pour réduire davantage les inégalités et aller vers une meilleure redistribution des richesses. Taxer davantage les plus fortunés mais en fléchant précisément les dépenses. Il faut créer de l’adhésion aux impôts. Pourquoi ne pas flécher l’impôt sur des projets précis : construction de bibliothèque par exemple ? De même, utilisons la défiscalisation pour des projets structurants : la construction d’internat pour les jeunes, de foyers pour les femmes battues ou pour les hommes violents, de crèches, de maison de retraites !
Aucune paix ne sera durable tant que les inégalités seront aussi fortes. Il faut être pragmatique. L’intérêt de tous les habitants de notre pays est de converger vers une société plus égalitaire. Et que chacun admette les efforts de l’autre pour construire le pays.
Ainsi, les indépendantistes les plus radicaux doivent entendre qu’il est injuste et exaspérant de s’entendre dire que les Blancs sont des profiteurs, lorsqu’ils travaillent dur pour monter leur entreprise, créer de l’emploi pour tous etc. Ils ne sont pas individuellement responsables du manque de redistribution des richesses qui est de la responsabilité du congrès que les indépendantistes ont présidé ces dernières années.
Mais les non Kanak doivent aussi admettre que la persistance de très fortes inégalités favorisent le ressentiment et que les stigmates de la colonisation sont encore trop présents.
Il faut que chacun fasse son examen de conscience et que l’on sorte tous de la victimisation dans laquelle nous nous sommes enfermées avec mauvaise foi.
Sans quoi les graines du ressentiment vont sans cesse germer…
Comme nous l’écrivions dans notre tribune au Monde du 16 septembre 2020 avec Louis Lagarde, Emmanuel Tjibaou et Jean-Marie Wadrawane, “les discours de victimisation des Calédoniens d’origine kanak qui seraient les délaissés de l’État colonial, est non seulement une contre-vérité absolue (des programmes de discrimination positive existent, des investissements colossaux ont été réalisés pour l’éducation des jeunes Kanak, pour le développement des provinces administrées par des élus indépendantistes) mais entretient l’idée que tout mérite réparation, que tout est un dû. Par porosité, ce discours a infusé dans toute la Calédonie. Au quotidien, nous assumons les conséquences délétères de ces discours répandus dans toutes les communautés : demandes farfelues d’embauches, acceptation et défiscalisation de projets sans cohérence économique.”
Pour conclure, en une phrase, il faut impérativement trouver un accord politique qui contient la promesse d’un avenir partagé dans un pays plus juste, sans quoi il n’y aura pas de reconstruction durable.
10. Un pays résilient
Je formule un souhait : que ces émeutes soient comme un cyclone. Quand les vents ont arraché les arbres les plus fragiles, quand la pluie a lavé le sol de toutes les mauvaises graines, alors la nature reprend ses droits. Les nouvelles pousses ne tardent pas à sortir de terre promettant une nature plus majestueuse qu’avant ; même l’air semble plus léger et le chant des oiseaux paraît plus cristallin.
Je formule le vœux que la Nouvelle-Calédonie se relève plus belle et plus forte qu’avant. Il ne tient qu’à nous de bâtir un nouveau système plus juste et où chacun prendra ses responsabilités, sans ressentiment, sans démagogie et mauvaise foi, pour que n’ayons plus jamais à subir le passage d’un tel cyclone dans notre pays, pour que nous n’ayons plus jamais à nous demander : “À qui la faute ?”.